Carraghénanes, Phycocolloïdes et autres gros mots !

J’ai appris plein de gros mots au cours du voyage : phycocolloïde, carraghénane, alginate, agar-agar, etc. Je me suis dit que ce vocabulaire me serait bien pratique au Scrabble. Mais à force d’en entendre parler en cours de route, il a bien fallu que je me comprenne ce que ça voulait dire.

Alors qu’est ce que c’est que ces phycobidules, carraghé-trucs et alginawak ? J’ai opté pour l’option “coup de fil à un ami” et contacté le Pr. Eric Deslandes de l’université de Brest qui travaille notamment sur les carraghénanes.

Eric Deslandes

Eric Deslandes, France

Carraghéquoi ?

Eric Deslandes : Les carraghénanes. C’est effectivement un drôle de nom. D’ailleurs, l’étymologie n’est pas certaine : le mot carraghénane pourrait dériver d’un nom de lieu en Irlande (Carrigeen), mais peut-être aussi du mot « carraigin » d’origine celtique qui signifierait « petit rocher ». Peut-être parce que dans ces régions, les algues qui contiennent des carraghénanes sont accrochées à des petits rochers ? Enfin pour en revenir à leur nature, les carraghénanes ce sont des polymères constitués de polysacharrides.

  • Jacqueline Algane : Stop. Comprends pas.

  • Eric Deslandes : Des macromolécules

  • Jacqueline Algane : Comprends pas.

  • Eric Deslandes : De grosses molécules. Les carraghénanes sont des composés extraits de certaines algues rouges. Ce sont de gros sucres, qu’on appelle aussi glucides : la même unité de sucre simple se répète et forme une chaîne. On pourrait dire que ce sont des polysucres mais le terme utilisé est polysaccharide. Tu connais l’amidon ? C’est un glucide complexe produit par les plantes terrestres : cette grosse molécule de sucre est composée d’unités de glucose. En ce qui concerne les carraghénanes, c’est aussi une chaîne mais l’unité de base est un autre sucre simple, le galactose. D’ailleurs tu entendras peut-être parler parfois de galactanes au sujet des carraghénanes.

Toute cellule vivante, animale ou végétale, est délimitée par une membrane et chez les végétaux, cette membrane est doublée d’une paroi. Elle est en grande partie constituée de cellulose chez les plantes terrestres. Pour les algues, les composés de paroi sont différents. Si tu jettes un coup d’oeil aux algues dans leur milieu naturel, tu vas tout de suite comprendre en quoi ces composés sont utiles et originaux : leur fonction est d’agir comme de la colle entre les cellules de l’algue et de donner à l’algue de la souplesse et de l’élasticité. Elles peuvent ainsi résister aux vagues et aux courants.

  • Jacqueline Algane : Quand on les voit sur l’estran, elles paraissent surtout toutes molles et gluantes.

algues estran

Des algues sur l’estran

  • Eric Deslandes : Ce sont justement ces composés de paroi qui donnent cet aspect aux algues ! Et une bonne raison aux humains de les exploiter. Les composés extraits de ces algues vont avoir des propriétés gélifiantes, épaississantes, liantes, etc. Ils peuvent être très utiles pour des applications en agroalimentaire, en cosmétique, dans l’industrie textile, etc. Ça va Jacqueline, tu suis ? Prête pour un peu plus de vocabulaire ?

  • Jacqueline Algane : Oui, je m’accroche !

  • Eric Deslandes : Les carraghénanes sont extraits de certaines espèces d’algues rouges. Mais la nature de la paroi des cellules d’algues ne va pas être la même chez toutes les algues. D’autres espèces, qui sont aussi des algues rouges, vont être exploitées car elles contiennent un autre type de composé gélifiant, l’agar-agar. Quand aux algues brunes, elles sont récoltées et exploitées pour en extraire les molécules d’alginates. Alginates et agars sont également largement employés dans l’industrie pour des usages courants1, comme les empreintes dentaires par exemple.

Pour désigner l’ensemble de ces composés, on parle de phycocolloïdes !

on the field

  • Jacqueline Algane : …

  • Eric Deslandes : Jacqueline?

  • Jacqueline Algane : …

  • Eric Deslandes : Jacqueline ? Allo? Allo?

  • Jacqueline Algane : Je suis là… J’avais beau être prévenue, ces termes envoie du lourd !

  • Eric Deslandes : Oui, c’est vrai que ce sont des composés de haut poids moléculaire !

  • Jacqueline Algane : Il me semble reconnaître la racine grecque phykos

  • Eric Deslandes : Tout à fait ! phykos pour désigner les algues et le mot grec kolla qui veut dire colle.

Algae everywhere: the the dentist's office

Utilisation industrielle

  • Jacqueline Algane : Bon, restons en aux carraghénanes pour le moment. Concrètement on fait quoi avec ça ?

  • Eric Deslandes : Tu as certainement consommé des carraghénanes sans le savoir Jacqueline ! On en trouve dans de nombreux produits de consommation courante dans l’industrie agroalimentaire, la cosmétique ou la pharmacie. Ils sont parfois cachés dans la liste des ingrédients sous le code E407, voire E407b.

  • Jacqueline Algane : Ce sont des agents spéciaux ?

  • Eric Deslandes : Oui, des agents texturants. Ils vont permettre d’ajuster la viscosité. Les carraghénanes réagissent particulièrement bien avec le lait car ils piègent les atomes de calcium entre leurs longues chaînes. Cela forme un gel de lait à l’origine de l’onctuosité des crèmes glacées ou des crèmes desserts que l’on trouve dans le commerce.

  • Jacqueline Algane : Des algues dans les glaces… je ne m’y ferai jamais !

expo eleves

Enquête des élèves de l’école de Cléden-Cap-Sizun sur les extraits d’algues présents dans les aliments

  • Eric Deslandes : Pas seulement dans les glaces, également dans de nombreux plats préparés. Les carraghénanes permettent d’épaissir les sauces, les potages, certaines boissons énergétiques. Ils entrent également dans le processus de préparation de charcuteries, de bières, d’aliments pour animaux. Ils vont te suivre jusque dans ta salle de bain que ce soit dans ton dentifrice ou certains de tes produits cosmétiques. Sans compter toutes les applications précises et très importantes dans les domaines des biotechnologies ou de la pharmacie ! Ces polysaccharides vont avoir des propriétés proches de celles de la gélatine et conviennent donc aux végétariens ou ceux dont la confession religieuse ne permet pas de consommer du porc. La crise de la vache folle2 dans les années 1990 avaient entraîné un regain d’intéret pour les carraghénanes : avec les extraits d’algues, pas risque de prion ! Il y a également beaucoup de potentiel : des travaux de recherche ont montré qu’un gel à base de carraghénanes pourrait prévenir les contamination par les virus, tel que le virus du rhume mais également le papillomavirus qui peut induire des cancers3. Les recherches sont toujours en cours, mais qui sait un jour peut-être ces extraits d’algues au nom bizarre joueront un rôle majeur dans le domaine de la santé.

Carraghénanes du monde

  • Jacqueline Algane : Est-ce que toutes les algues rouges en contiennent ?

  • Eric Deslandes : On ne va pas les rencontrer chez toutes les espèces, ni dans les mêmes proportions. De plus, il y a trois types principaux de carraghénanes :

kappa-,

iota- et

lambda-.

Ici ces lettres grecques ne désignent pas des sororités, mais des types de carraghénanes aux pouvoirs de viscosité différents : ils sont plus ou moins gélifiant, plus ou moins épaississant.

Quelques espèces d’algues rouges sont exploitées à travers le monde pour l’extraction des carraghénanes dont certaines sont très présentes sur nos côtes en Bretagne : tu as peut-être entendu parler du pioka ou du petit goémon ?

Chondrus

Chondrus crispus et Mastocarpus stellatus à Plogoff, France

  • Jacqueline Algane : Ah oui, on parlait aussi du lichen ou du bezhin ru. On faisait des entremets, du blanc-manger… D’accord, je comprends maintenant : effectivement nous faisions des flancs avec les algues !

  • Eric Deslandes : Il s’agit de l’algue Chondrus crispus. On récolte aussi Mastocarpus et Gigartina pour ces usages. C’était une activité traditionnelle en Irlande aussi. D’ailleurs le terme anglais utilisé pour désigner cette algue est souvent « Irish moss », la mousse d’Irlande. Aujourd’hui 80% des carraghénanes que nous utilisons en France provient d’Asie du Sud Est et de la culture à grande échelle de deux genres d’algues tropicales, Eucheuma et Kappaphycus : elles poussent relativement vite, ont la qualité de carraghénanes recherchée et leur coût de revient est inférieur. Je pense que tu as pu observer ces algues à plusieurs reprises.

Kappaphycus

Kappaphycus alvarezii à Rameshwaran, Inde

  • Jacqueline Algane : Oui, je me rappelle de “Kappa-Ficus” - je pensais qu’on parlait d’un arbuste ! Et j’ai pu souvent l’observer en Inde, aux Philippines, en Indonésie et en Malaisie notamment.

  • Eric Deslandes : Ces 3 derniers pays font partie du Triangle de Corail et sont les principaux producteurs de Kappaphycus. Cette espèce d’algue tropicale est originaire des Philippines et a été introduite dans près de 20 pays au cours des quarante dernières années. Le développement de ces cultures d’algues est une illustration des opportunités et des challenges du développement durable.

Du point de vue économique et social, le développement de ces cultures a permis à des populations littorales de sortir de la pauvreté ou de diversifier les activités des pêcheurs. Du point de vue environnemental, il faut s’assurer que le développement de ces cultures à grande échelle ne perturbent pas le fonctionnement des écosystèmes, d’où des recherches qui prennent parfois du temps en amont de ces introductions4. A travers le monde, des équipes mènent des recherches sur les conditions de production et de travail les plus durables.”

seaweed farmer in Zamboanga

Cultivateur d’algues à Zamboanga aux Philippines.


Après toutes ces explications, direction le supermarché pour débusquer ces algues cachées sous les noms de codes de E401 à E407b !


En savoir plus

La télé parle des carraghénanes

Journal Télévisé de France 2 du 2 août 2017

Notes du texte:

  1. Voir Des algues partout ! 

  2. Dans les années 1990, plusieurs pays subissent une épizootie d’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), une infection dégénérative du système nerveux des bovins due à un prion. En 1996, des scientifiques découvrent la possibilité de transmission à l’homme de cette pathologie (connue pour la forme humaine sous le nom de maladie de Creutzfeldt-Jakob) par consommation de viande de boeuf. Il s’ensuit une crise sanitaire et économique avec l’effondrement de la consommation de viande bovine. Plus d’infos 

  3. Roberts, J. N., Buck, C. B., Thompson, C. D., Kines, R., Bernardo, M., Choyke, P. L., Lowy D.R. & Schiller, J. T. (2007). Genital transmission of HPV in a mouse model is potentiated by nonoxynol-9 and inhibited by carrageenan. Nature medicine, 13(7), 857-861. 

  4. Comme c’est le cas par exemple au Brésil, découvrez l’interview de Leila Hayashi